En Europe, la question de la sécurité alimentaire semblait résolue, depuis que les Traités de l’après-guerre avaient assigné à la Politique Agricole Commune – la PAC – un objectif de « garantir l’approvisionnement des marchés ». D’importatrice de produits alimentaires, l’Europe s’est muée en exportatrice. Pourtant, la question de la sécurité alimentaire est revenue avec fracas sur le devant de la scène politique européenne et mondiale jusqu’à en faire un objectif spécifique parmi les 17 Objectifs du Développement Durable (ODD) accordés entre les 193 pays réunis à New York sous l’égide des Nations Unies en Septembre 2015. Pourquoi ?
Tout d’abord parce qu’en 2007-2008, les prix de produits agricoles de base, comme le blé, avaient enregistré une hausse considérable sur les marchés mondiaux suite à la sécheresse aux USA, et que cela a provoqué des émeutes et de l’instabilité dans de nombreux pays voisins du pourtour méditerranéen, aux portes de l’Europe, tirant le signal d’alarme de la sécurité tout court. Ensuite, parce que les projections de population mondiale à l’horizon 2050 frisent les 10 milliards d’humains et que les nourrir tous pose un défi sans précédent dans l’histoire de l’humanité, alors que d’autres défis, celui des énergies renouvelables notamment, ajoutent à la tension grandissante entre les diverses utilisations des terres, lesquelles ont déjà été malmenées par l’agriculture moderne des 60 dernières années. Que s’est-il passé ?
Pour accroitre leur production agricole après la deuxième guerre mondiale, les pays occidentaux se sont lancés dans l’agriculture intensive, suivis dans les années 60 par l’Inde qui mène sa « révolution verte », seule solution pour faire face à une démographie galopante. Les succès de part et d’autre sont indéniables en termes de volumes produits mais les lourdes conséquences sociales et environnementales le sont tout autant: trop de nitrates dans les eaux, trop de pesticides dans l’alimentation, dépeuplement rural, surpopulations urbaines, et perte d’autonomie de l’agriculteur, désormais soumis aux géants de l’agrochimie pour ses intrants et aux banques pour financer ses investissements. Au cœur de la problématique: les sols, épuisés par les monocultures, entamés par l’érosion, fragilisés par le changement climatique. La matrice même de l’agriculture se trouve mise en danger, car la fertilité des sols n’est pas l’affaire de plus ou moins d’engrais épandus mais bien celle des micro-organismes qui s’y trouvent. C’est l’activité biologique de cette biomasse microbienne des sols qui en constitue la fertilité, agissant au cœur des cycles de l’azote, du carbone et des nutriments des plantes, et c’est l’adoption de pratiques culturales adaptées et innovantes qui stimule cette activité. Malheureusement tout ceci était largement négligé par le législateur jusqu’à présent, en Europe comme partout ailleurs.
La Commission européenne l’avait pourtant bien compris dès 2002 à travers une communication qui fut suivie, en 2006, de deux propositions: une stratégie thématique de protection des sols au niveau européen, assortie d’une directive-cadre qui obligerait les Etats membres à établir des mesures de protection. Hélas, en 2014, après d’infructueuses négociations et malgré la faveur du Parlement européen, la proposition est abandonnée par manque de soutien des grands pays. Néanmoins, une prise de conscience a eu lieu et a permis des avancées intéressantes dans d’autres politiques européennes comme la recherche ou la PAC. Pour celle-ci, le « verdissement » des aides directes introduit par la réforme de 2013 a introduit des mesures favorables à la protection des sols comme le maintien des prairies permanentes et de surfaces d’intérêt écologique, ainsi que la diversification des cultures. Cela reste insuffisant eu égard aux enjeux: il manque au cadre règlementaire européen en matière de protection des ressources naturelles une loi pour la protection des sols et la valorisation de leur fertilité, au même titre que les directives sur l’eau, les habitats ou les déchets, qui aurait de surcroît le mérite de l’exemplarité en plaçant l’Europe en tête du développement soutenable pour l’ODD numéro deux (« Éliminer la faim, assurer la sécurité alimentaire, améliorer la nutrition et promouvoir l’agriculture durable« ).
Ainsi, le défi de la sécurité alimentaire mondiale exigera d’aller plus loin. Dans les pays développés, les rendements de l’agriculture intensive n’augmentant plus, protéger les ressources naturelles – dont les sols – deviendra la priorité. Dans les pays en développement, ce sera d’augmenter la productivité à l’hectare sans altérer la fertilité des sols, généralement plus fragiles. Toutes les agricultures devront se transformer, afin de cultiver partout les sols en les protégeant et de pratiquer des méthodes de production agricole plus écologiques, sans s’interdire aucun des apports de la science et de la recherche agronomique. In fine, toute politique de développement devrait commencer par la protection des sols et opter fermement pour l’agro-écologie.